À Summerside, sur l’Île-du-Prince-Édouard, blottie dans une cour entourée d’arbres, se trouve la maison de Jane Whitten. Devant le numéro civique, un panier tressé de rubans en plastique annonce d’emblée l’univers de l’artiste. Pas de doute, je suis bien chez la vannière et tricoteuse contemporaine. Dans l’air flotte l’odeur salée de la mer toute proche, portée jusqu’ici par la brise.
Jane m’accueille chez elle, un espace vivant où les zones de création se mêlent naturellement aux espaces de vie. Sur les tables, au sol et sur les étagères, des œuvres en cours de fabrication cohabitent — témoignant d’une créativité en perpétuel mouvement. Jane me confie avec humour qu’elle a appris à composer avec son attention vagabonde — non pas comme un frein, mais comme un moteur contre l’ennui. « J’ai besoin de faire plusieurs choses à la fois, sinon je m’éteins », dit-elle. Elle “joue”, comme elle aime le rappeler, explorant matières et techniques pour créer des œuvres à la frontière du fonctionnel et du dysfonctionnel, à partir de matériaux aussi bien traditionnels qu’inattendus.
À première vue, ses œuvres séduisent par leur finesse : tubes tissés, formes spiralées inspirées du vivant, textures délicates. Leur beauté, leur précision, leur minutie captivent. Mais en s’approchant, quelque chose intrigue. Ce ne sont pas des fibres traditionnelles qui composent ses œuvres, mais des plastiques souples, des sacs d’emballage, des attaches de vêtements, des restes de notre hyperconsommation. Ce qui paraît organique est en réalité synthétique. Et c’est précisément dans cette tension — entre le familier et l’inquiétant, entre l’élégance artisanale et les rebuts de notre époque — que s’inscrit la démarche de Jane.
On sent chez elle une résonance intime avec les éléments, comme si chaque fibre de ses œuvres conservait la mémoire des rivages qu’elle a foulés. Née à Canberra, en Australie, c’est pourtant le long des côtes nord-atlantiques — du Maine à Terre-Neuve, en passant par la Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard — que s’est tissé le lien invisible entre sa vie et sa pratique artistique.
« J’ai toujours été fascinée par la culture nord-atlantique, et plus particulièrement par la façon dont les habitants des îles s’adaptent à des conditions parfois extrêmes », raconte-t-elle. « C’est ce qui m’a poussée à aller étudier à Terre-Neuve. Je voulais m’immerger dans ces communautés résilientes qui m’inspiraient, vivre avec elles plutôt que de les observer de loin. »
Avant de se consacrer entièrement à l’art, Jane enseigne plusieurs années dans le nord de Terre-Neuve — d’abord en éducation primaire, puis en adaptation scolaire. Une voie parallèle qui lui permet d’inventer des méthodes pensées pour ceux qui, comme elle, ne rentrent pas dans les moules standards. « Je crois profondément que chacun apprend différemment. Enseigner m’a appris à ralentir, à regarder autrement. Et cette attention-là, je l’ai emportée avec moi dans ma pratique artistique. »
Si elle a toujours été, comme elle le dit, une craft person, c’est en Nouvelle-Écosse, dans les années 1990, qu’elle découvre la vannerie et les guildes artisanales. « J’ai tout de suite été fascinée par le lien entre fonction et forme. Un panier, c’est à la fois utilitaire et esthétique. C’est une structure, un volume, un contenant, mais aussi une mémoire, une manière de comprendre un lieu.»
Rapidement, elle se tourne vers les matériaux trouvés sur les plages. « Mon garçon n’avait que quatre ans à l’époque. En me penchant à sa hauteur, je voyais ce qu’on ne voit plus : les algues échouées, les détails oubliés du sable. » Elle met alors au point une recette maison non toxique pour les stabiliser, et commence à en faire des paniers. Certaines des algues qu’elle utilise aujourd’hui ont été récoltées et traitées il y a près de trente ans.
Mais très vite, les plastiques, omniprésents, s’imposent à elle. « Traditionnellement, les vanniers utilisent les matériaux trouvés autour d’eux. Si on en a assez, il suffit ensuite de comprendre comment tresser, enrouler ou assembler pour faire un panier. »
Jane commence donc à collecter, trier, découper, tisser les résidus de notre société de consommation — sans chercher à les cacher. Au contraire : elle les rend visibles, les magnifie, non pour enjoliver, mais pour éveiller. « Je suis toujours un peu inquiète de rendre le plastique trop beau », avoue-t-elle. « Mais si ça ne suscite pas un peu d’émerveillement, on ne prend pas le temps de regarder. Et si on ne regarde pas, on ne peut pas réfléchir. »
Durant la pandémie, elle crée une œuvre marquante, désormais intégrée à la collection de la Banque d’art du Conseil des arts du Canada. « J’ai fabriqué des contenants cylindriques à partir des emballages à usage unique que je jetais chaque mois dans mon foyer unipersonnel. Chaque emballage était noté dans un carnet au moment où je le jetais, puis intégré dans la pièce selon l’ordre chronologique. Cela a fini par former une sorte de graphique de ma consommation, amplifiée par les achats en ligne pendant la COVID. »
Jane me montre ensuite ses courtepointes confectionnées à partir de sacs de plastique récupérés. Certains datent de plus de trente ans — des sacs de croustilles surtout, transportés avec elle à travers les pays qu’elle a habités. Leur intégrité, intacte malgré les années, témoigne de la persistance du matériau.
Sur une table, de petites moules bleues, presque identiques à leurs modèles vivants, attendent d’être tissées une à une. Fabriquées à partir d’emballages de tourte au poulet de la compagnie locale Handpie, dont elle raffole, Jane les enroule autour de fil métallique, puis les coud avec de la soie dentaire neuve. « Les moules sont depuis longtemps une source de nourriture sur l’Île-du-Prince-Édouard. Mais leur santé dépend de la propreté de l’eau. Et aujourd’hui, le changement climatique affecte les rendements. La production de plastique y joue un rôle important — entre la présence de microplastiques, l’augmentation de la température des eaux et la fréquence accrue des événements climatiques extrêmes. »
Chaque moule lui demande six à dix heures de travail. Elle en prépare actuellement plusieurs pour une exposition à venir en Nouvelle-Écosse. Un rythme lent et méthodique, à contre-courant de la cadence frénétique à laquelle nous consommons et jetons.
Nous marchons jusqu’à la plage, à quelques pas de chez elle. Jane me montre le sable parsemé de fragments d’huîtres, qu’elle a utilisés dans ses œuvres Errances insulaires — de petits pots en coton tricoté à la main, incrustés de sable et stabilisés avec sa fameuse “potion magique”. Ces sculptures à l’apparence fragile sont pourtant solides, presque indestructibles. Elles témoignent de la situation critique des huîtres de l’île, affectées par un parasite envahissant.
Ses créations de varech en laine, texturées à l’aide de balles de ping-pong recyclées par sa fille, soulignent l’importance de porter attention aux marqueurs souvent ignorés de notre environnement. Ces éléments en apparence anodins peuvent pourtant fournir des indicateurs précieux sur la santé de nos écosystèmes.
Chacune de ses œuvres devient ainsi un marqueur du présent, un espace où s’ouvre le dialogue. « Je ne peux pas sauver le monde, mais je peux changer un regard. Une moule à la fois, un panier à la fois, une exposition à la fois », dit-elle. Car Jane ne fait pas que créer : elle transmet, elle relie, elle ouvre des interstices de conscience.
Dans quelques semaines, elle s’envolera pour la Norvège, près de la frontière russe, pour une résidence artistique en collaboration avec la designer Ingrid Larsen. Ensemble, elles récolteront des algues, tisseront des paniers, réfléchiront à l’état du Gulf Stream et aux mutations de l’Atlantique nord. Toujours les mêmes gestes. Toujours la même attention au vivant. Une maille à la fois.
Je quitte Jane pleine d’admiration. Quelle femme inspirante. Sur le chemin du retour, je me surprends à observer mes propres déchets sous un autre œil. Et si les bouts de cordages de pêche que j’ai ramassés sur la plage près de chez moi trouvaient, eux aussi, une nouvelle vie? Je me fais une promesse: un jour, j'assisterais à l’atelier de confection de panier enseigné par Jane.